« Mon projet préféré ? C’est le prochain ! »
Frank Lloyd Wright
L’agilité comme une injonction
La recherche d’efficacité opérationnelle est un sujet qui a préoccupé de nombreux dirigeants, mais qui est particulièrement d’actualité avec la transition numérique que nous sommes en train de vivre. Cette recherche d’efficacité associée à l’avènement du travail à la chaine à été popularisée il y a tout juste 50 ans par les Shadoks qui pompaient, pompaient, pompaient… et ont initié un véritable courant culturel avec une pensée shadok (« S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème« ).
Plus sérieusement, les entreprises ont subi en quelques décennies plusieurs bouleversements majeurs en fonction de l’évolution des modes de management : du Taylorisme au management participatif en passant par la théorie des deux facteurs : un salarié cherche à la fois à souffrir le moins possible (fatigue, stress…) et à s’épanouir dans son environnement professionnel (plaisir, accomplissement…). Il existe donc des approches du management tout à fait en phase avec notre époque, pourtant la majorité des entreprises fonctionnent encore selon des principes hérités du XIXe siècle, de type Command & Control : la direction définit des objectifs, donne les grandes orientations stratégiques et surveille leur exécution à l’aide d’indicateur quantitatifs. Si ce principe a fait ses preuves dans un contexte d’industrialisation, nous sommes maintenant au XXIe siècle dans un contexte complètement différent.
La transformation digitale est certainement le facteur le plus déterminant dans l’évolution des marchés et l’instauration d’un climat d’incertitude ainsi que d’une concurrence exacerbée et surtout imprévisible. Ne pas en tenir compte serait une faute immédiatement sanctionnée par les nouveaux entrants issus du numérique. La capacité d’une entreprise à faire preuve de souplesse et de réactivité est donc une question de survie. Ceci explique l’intérêt des managers pour l’agilité (La mode est au management agile).
Popularisée par les startups de la Silicon Valley et leur réussite éclair, l’agilité est devenue la coqueluche des acteurs de l’économie traditionnelle en recherche d’un second souffle. Alors qu’on leur demandait de suivre les procédures, les équipes ont maintenant l’injonction de devenir agiles : les chefs de projet doivent être agiles, les processus doivent être agiles, l’entreprise tout entière doit être agile.
Au commencement, l’agilité est un Manifeste issu du monde du logiciel avec quatre principes fondateurs :
- Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils ;
- Des logiciels opérationnels plus qu’une documentation exhaustive ;
- La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle ;
- L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.
Le manifeste agile avait pour but d’améliorer le quotidien des développeurs en définissant un cadre de travail épanouissant. Presque 20 ans plus tard, nous pouvons constater une dérive, dénoncée par un des co-auteurs du manifeste agile : Le développement Agile plus une prétention qu’une réalité. L’agilité est devenue une notion fourre-tout où chacun y met ce qu’il veut, ce qu’il fantasme : la flexibilité extrême (moins de contraintes), la frugalité (moins de budgets), la livraison continue (des jalons plus courts)… autant de prétextes pour exiger toujours plus de résultats et de rendements à des équipes auxquelles on accorde toujours moins de moyens, de consigne ou même de vision : il faut simplement travailler plus et plus vite.
La philosophie agile n’est pas à prendre à la la légère, car sa mauvaise interprétation peut conduire à des résultats inverses (délais de livraison plus longs, coûts plus élevés…) et de véritables catastrophes humaines (tensions, stress…). La bonne compréhension et surtout la bonne implémentation de l’agilité en entreprise est un enjeu de première importance, car c’est une philosophie qui depuis a été adaptée à de nombreux domaines dont le marketing (Agile Marketing Manifesto) ou le management (The five trademarks of agile organizations).
Les idées et principes décrits dans l’article cité précédemment semblent difficilement contestables (implication de la direction, responsabilisation des équipes, flexibilité des ressources…), malheureusement, il n’est pas réellement précisé comment adapter les préceptes agiles aux entreprises et organisations traditionnelles. Certains gourous de l’agilité se sont penchés sur la question et proposent différentes approches et cadres de travail.
La philosophie agile appliquée à l’échelle d’une grande entreprise
Si les méthodes agiles s’appliquent très bien aux petites équipes, elles peuvent être déroutantes dans de grandes organisations. Certaines entreprises ont su décliner les pratiques agiles en interne avec succès (Bosch, SAAB…), mais elles sont l’exception. La difficulté n’est pas d’appliquer les méthodes agiles sur certains projets informatiques – la plupart des DSI fonctionnent déjà comme ça – mais de les adapter aux différents services et à leurs contraintes opérationnelles. La tâche est ardue, mais pas impossible, car il existe des modèles de déploiement à grande échelle (« scale up » en anglais) : SAFe, Nexus, LeSS ou encore DAD. Ces différents cadres de travail proposent des approches plus ou moins ambitieuses et surtout à géométrie variable (5 proven techniques for scaling agile in the enterprise).
Ne vous laissez pas impressionner par le schéma ci-dessus, ces méthodologies d’entreprise sont beaucoup plus pragmatiques qu’elles n’y paraissent. Et surtout, elles peuvent être appliquées en dehors du contexte d’un projet.
Comment rester agile pour une activité récurrente ?
Souvenez-vous qu’à la base, les méthodes agiles ont été conçues pour améliorer la délivrabilité et la qualité des logiciels. En cela, la philosophie agile se rapproche de celle du growth hacking où il est avant tout question de croissance rapide et de pertinence d’une offre (« product market fit« ). Nous pouvons faire ici un parallèle intéressant entre méthodes agiles et growth hacking, des pratiques qui ont fait leurs preuves pour des startups et que les grandes entreprises cherchent à adapter à leur échelle. La bonne nouvelle est que dans la mesure où ces pratiques sont parfaitement normées, il existe une « théorie du tout » qui lie les pratiques de conception centrée sur l’utilisateur (design thinking), de growth hacking (Lean) et d’agilité : What does Lean UX have that I don’t.
Là encore, ce schéma peut impressionner, mais il nous éclaire sur la façon dont les préceptes agiles peuvent s’appliquer en dehors du contexte d’un projet. La boucle de droite, en jaune, se décompose en trois temps : la conception/création, le retour d’information et la génération de nouvelles idées, de suggestions d’amélioration. Le secret de l’agilité dans le cadre d’une activité récurrente réside donc dans des boucles de rétroactions pour stimuler l’amélioration continue. Le principe est de procéder à une remise en question permanente des procédures (pour plus d’efficacité), des objectifs (pour plus de réalisme), de l’offre (pour mieux correspondre à l’évolution des besoins et de la concurrence)… Selon cette approche, n’importe quelle activité, même la plus routinière peut être abordée selon un angle « projet » et être optimisée grâce au prototypage rapide.
Tout le monde s’accorde pour dire que la remise en question permanente est une discipline très compliquée à mettre en oeuvre au quotidien. Voilà pourquoi le management agile repose sur trois piliers facilitant cet état d’esprit : l’intelligence collective, l’usage optimal des nouvelles technologies et la maîtrise des processus améliorés en continu. Ces trois piliers, de même que la mixité des profils et des circuits de décision courts, permettent de relancer les différents départements d’une entreprise dans une dynamique d’innovation et d’adaptabilité.
Certes, cette approche se heurte souvent à l’hostilité de salariés qui n’ont pas envie de sortir de leur zone de confort, mais cette discipline (remise en question permanente, équipes à géométrie variable…) est le prix à payer pour rester compétitif dans un environnement concurrentiel qui ne fait pas de cadeau.
L’amélioration continue et la qualité totale ne s’appliquent pas qu’aux logiciels ou voitures
Comme nous l’avons vu en début d’article, la philosophie agile ne doit pas être perçue comme un prétexte pour s’affranchir des impératifs de cadrage stratégique (définir un cap, une vision) ou d’encadrement (autonomisation complète des équipes). Ne perdez pas de vue que l’objectif final de l’agilité est d’améliorer le quotidien des équipes en favorisant la collaboration avec les clients. Le blog de QualityStreet propose à ce sujet une définition très intéressante de l’entreprise agile : L’agilité est la capacité d’une organisation à ravir ses clients et ses employés, tout en s’adaptant aux changements de son environnement.
Mettre en place de l’agilité au sein d’une entreprise nécessite généralement un changement de paradigme : revoir sa façon de travailler, mais surtout son comportement, sa façon de penser. L’idée est de s’éloigner des logiques productivistes (produire plus et plus vite) pour favoriser l’expérience client. Maximiser la satisfaction des clients est en effet le meilleur moyen de les fidéliser et d’augmenter la valeur perçue de l’offre, donc de maintenir les marges.
Si l’objectif poursuivi est le même (dégager des bénéfices), la façon de l’atteindre est différente. Une des façons d’y parvenir est d’adapter son offre en permanence aux évolutions des besoins des clients et du marché. Nous sommes bien ici dans une logique d’amélioration continue, et non dans une position défensive (baisse des coûts de production pour pouvoir être plus agressif sur les prix de vente). Pour se faire, il convient d’adopter les pratiques issues du Lean management, notamment le MVP (« Minimum Viable Product »).
Vous noterez que cette approche très itérative du développement d’un produit, animée par la recherche d’améliorations continues est très proche de méthodes industrielles traditionnelles comme le management par la qualité totale. Comme quoi, le plus petit dénominateur commun entre l’industrie automobile et les startups du web est la satisfaction client.
Toutes les notions et méthodes vues dans cet article peuvent vous sembler très éloignées de votre quotidien, mais elles n’en sont pas moins parfaitement viables. Au final, l’agilité est-elle compatible avec les grandes entreprises ? Oui, j’en ai la conviction. En revanche, la mise en oeuvre de pratiques agiles nécessite une véritable transformation culturelle. Elle implique de revoir les priorités de l’entreprise : passer d’une chasse aux coûts à une recherche d’amélioration continue, abandonner l’idée de conquérir ou verrouiller des parts de marché (une terminologie très guerrière) pour la maximisation de l’expérience client. Tout ceci demande un travail d’acculturation et une montée en compétences sur les pratiques et la philosophie agile. Un cheminement qui ne pourra pas être réalisé sur la base d’une simple injonction.