« Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses hommes. »
Henry Ford
Il y a d’abord eu la fin de l’uniforme dans certaines entreprises. L’arrivée émue du premier babyfoot. Le recrutement d’un Chief Happiness Officer. Parfois même la construction de toboggans. Ces vingt dernières années, les entreprises ont redoublé d’inventivité pour rendre le lieu de travail toujours plus accueillant pour leurs équipes. Avec bien entendu la productivité de leurs employés en tête, les entreprises ont construit, embauché, réorganisé, parfois avec excès, afin de répondre à de nouvelles façons de concevoir la force de travail et de lui offrir un second chez-soi.
Ces initiatives, bien qu’efficaces pour certaines, ont bien souvent été mises en place pour privilégier le collectif face à l’individu, avec pour objectif principal de favoriser la cohésion de groupe.
Comment créer du lien ? Comment monter les meilleures équipes de travail ? Comment divertir ses employés et les accueillir dans un cadre qui leur permettra de se sentir à l’aise et productifs ? Beaucoup de questionnements ces dernières années ont tourné autour de ces idées-là, et autour de la difficile question de l’intégration d’employés multiples dans un cadre « contraignant », celui du monde du travail, où l’étiquette est de mise. Car ça n’est pas parce que l’on porte des jeans-baskets que la culture d’entreprise sera pour autant flexible et détendue. Et si certains ont d’abord tout misé sur le babyfoot et la table de ping pong, d’autres ont construit de réelles méthodes pour accompagner au mieux leurs collaborateurs vers une meilleure intégration.
Cet objectif, l’intégration, ne passe ainsi que par le groupe. Elle prend rarement en compte les spécificités de chacun. Pour ne donner que quelques exemples de ces initiatives : les afterworks, les cours de sport gratuits ou encore les déjeuners d’équipe sont autant d’exemples d’actions visant un groupe. Ce mode de pensée fonctionne dès lors qu’on envisage le lieu de travail comme unique et unificateur. C’est également la raison pour laquelle la flexibilité dans la culture d’entreprise ne rime pas toujours avec télétravail, car les valeurs de nombreuses entreprises sont basées sur l’interaction, le travail d’équipe et la vie en communauté. Avec le confinement, ces schémas de pensée se voient bouleversés, amenant à des situations de tension et de rupture.
Bien sûr, on trouve des contre-exemples où les entreprises s’intéressent aux individus. Dans certains secteurs privilégiés, le cas par cas existe et certains individus ayant une importance clé pour les entreprises (comme les développeurs informatiques ou les cadres dirigeants) profitent de privilèges spécifiques, comme d’une flexibilité au niveau des horaires ou encore d’une aide personnalisée au logement. Mais ces cas sont rares. Même pour cette catégorie de professionnels « privilégiés », les pratiques les plus courantes concernent des initiatives de groupe, mises en avant pendant le recrutement : « si vous rejoignez notre entreprise, vous aurez accès à un grand nombre de prestations offertes à tous ». Bien souvent, le seul moment de personnalisation d’une expérience au travail se trouve dans la négociation salariale.
Négocier ses conditions de travail, par contre, est en général un point bloquant réservé aux personnes en position de force dans l’entreprise. Avant la crise du coronavirus, une entreprise pouvait par exemple refuser le télétravail à ses collaborateurs sans problème si cela ne correspondait pas aux pratiques imaginées pour le groupe. Combien de personnes se sont vues obligées par exemple de venir travailler pendant les grèves, tandis que les transports ne fonctionnaient pas ? Aujourd’hui, impossible de faire l’impasse sur ces pratiques qui bouleversent les codes instaurés, mettant l’entreprise au second plan de la vie des collaborateurs.
Cette distanciation forcée, ce travail à distance, renvoie en effet le collaborateur à sa propre individualité. L’entreprise n’est plus en mesure d’imposer ses codes, ce sont les codes de l’individu qui encadrent son rythme de travail. Des règles différentes apparaissent alors. D’autres contraintes, d’autres laxismes, d’autres habitudes. D’un côté le collaborateur peut évoluer dans son monde, habillé comme bon lui semble, dans un univers qu’il maîtrise et à des horaires plus ou moins flexibles en fonction de ses réunions et de sa dépendance à ses collègues. De l’autre, il conserve des objectifs précis de travail, seul lien tangible avec son entreprise. Et si certains pensent que cette situation, comme la grève, ne durera pas et que tout reviendra à la normale, il faut tout même comprendre que cette situation se maintiendra au minimum pendant les six prochains mois. Difficile de remettre alors en cause des habitudes qui auront déjà eu le temps de s’installer.
Alors comment apprendre à gérer la culture de l’individu lorsque l’on est une grande entreprise ?
Passer d’une culture collective à une culture de l’individu, c’est mettre en place de nouveaux schémas organisationnels et accompagner chacun dans son évolution en tenant compte de ses spécificités. C’est faire en sorte que la personne puisse travailler où elle le souhaite, chez elle ou en entreprise, dans de bonnes conditions. Au-delà du manager direct qui connait les spécificités de chacun de ses collaborateurs, c’est toute l’entreprise qui doit apprendre à sentir le pouls de chacun. Collecter plus d’informations, plus d’avis, comprendre en profondeur les raisons des mal-êtres et des réussites pour agir en fonction. C’est aussi répondre individuellement à chaque crise et mener des entretiens poussés pour comprendre pourquoi les choses ne fonctionnent pas. C’est aussi renforcer la confiance avec le collaborateur et lui rappeler la solidité et le soutien de la structure envers lui. Chez SYSK, nous avons mené de nombreux entretiens dans des entreprises avec le même constat : les problèmes de communication et de compréhension des enjeux entre les différents niveaux hiérarchiques de l’entreprise sont la source de beaucoup de crises internes et sont désormais démultipliés dans le contexte actuel.
C’est peut-être également la raison pour laquelle l’accélération digitale des entreprises est aujourd’hui devenue cruciale. La culture du digital se base sur des notions couplées d’individualité et de communauté, et fait donc le lien entre la culture de l’individu et celle qu’on a pratiquée jusqu’à maintenant, la culture collective. Les outils digitaux permettent en effet de mieux comprendre les individus en profondeur et de leur donner une voix, tout en les intégrant à des structures collaboratives. Mais favoriser le digital ne veut pas forcément dire tuer la cohésion de groupe, au contraire. A distance aussi, des initiatives sont à créer pour rassembler les collaborateurs et les engager autrement. Les entreprises qui avaient déjà mis en place avec succès ces initiatives de travail collaboratif à distance ont su appréhender au mieux la crise.
Mais il faudra très certainement du temps à chacun pour s’adapter à ces nouveaux modes de travail, et les entreprises auront tout intérêt à s’intéresser aux raisons intrinsèques qui poussent les collaborateurs à être plus productifs chaque jour pour avancer.