La curiosité au coeur de l’entreprise apprenante

« Une bonne partie de ce que j’ai découvert tout à fait par hasard en suivant ma curiosité et mon intuition s’est révélée inestimable par la suite.« 
Steve Jobs

Notre rapport à la curiosité est ambigu. Parfois valorisée, parfois vue comme un défaut, elle est profondément ancrée dans notre rapport au monde. L’envie d’apprendre et de connaître de nouvelles choses, le désir d’en savoir davantage sur un sujet est intrinsèque à l’être humain, particulièrement dans les premières années de sa vie, où cet apprentissage est essentiel à son développement.

Mais au fur et à mesure de notre développement, la curiosité peut devenir une faiblesse. Dans certains cercles sociaux, poser des questions, vouloir approfondir des connaissances, peut être considéré comme un excès de zèle ou un manque de maîtrise des sujets de base. À l’école comme en entreprise, cette posture est bien connue et beaucoup sont contraints au silence pour éviter le jugement des autres.

Pourtant les entreprises ont aujourd’hui tout à gagner à mettre en place une culture de la curiosité dans leur organisation. Il est d’autant plus important d’encourager la curiosité des collaborateurs que cela développe leur créativité, un autre soft-skill dont nous parlons dans cet article.

Pourquoi favoriser la curiosité en entreprise ?

Sans curiosité, pas de grandes découvertes ni d’innovation. Toute démarche scientifique est basée sur cette idée d’aller plus loin dans la connaissance et de ne pas s’arrêter aux idée préconçues.

En entreprise, la curiosité est surtout une compétence redoutable permettant de nombreux accomplissements. Les collaborateurs curieux sont plus performants au moment de résoudre des problèmes, car ils ont davantage de capacités à réfléchir à des solutions alternatives et à remettre en question leurs modes de fonctionnement et de réflexion. Ils sont également capables d’actualiser leurs connaissances sur un sujet et d’ouvrir leur esprit à de nouvelles opportunités et perspectives pour générer de nouvelles idées. Dans un monde volatile, incertain, complexe et ambigu, il est d’autant plus intéressant de développer ce type de compétence pour améliorer son adaptabilité.

Des chercheurs américains ont par ailleurs identifié plusieurs dimensions à l’intérieur de la notion de curiosité, nous permettant de définir 5 profils différents. Ainsi, tandis que certains s’émerveilleront de la découverte de nouveaux sujets, pratiquant “l’exploration joyeuse”, d’autres sauront faire preuve de “curiosité sociale” et iront naturellement vers les autres, créant ainsi de nouvelles opportunités et de liens entre les différents pôles de l’entreprise. Certains auront au contraire une tendance à “rechercher de nouvelles sensations”, leur permettant de se dépasser, d’accepter de prendre plus de risques, etc. D’autres seront “sensibles au manque” et ne toléreront pas l’absence de connaissances sur un sujet avant de commencer une mission, les poussant ainsi à se mettre à niveau avant de débuter. Enfin, certains développeront une meilleure “tolérance au stress”, grâce à leur capacité à accepter une part d’inconnue dans un projet.

La curiosité ne se résume donc pas simplement à la recherche de connaissances sur un sujet. Le rapport de chacun à la curiosité est différent et s’oriente autour des cinq dimensions mentionnées précédemment.

L’entreprise, un terrain peu propice à la curiosité ?

La curiosité est souvent reléguée au second plan en entreprise pour plusieurs raisons. Favoriser la curiosité paraît souvent chronophage de prime abord, car il est essentiel dans un environnement propice à la curiosité de laisser un temps pour l’exploration. Même du côté de l’employé, cette démarche proactive et exploratoire est souvent difficile à imposer lorsque l’emploi du temps chargé ne le permet pas. La sérendipité, bien souvent associée au concept de curiosité est par ailleurs difficile à mettre en place lorsqu’elle n’est pas accompagnée. La capacité à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l’utilité demande du temps et une certaine liberté d’action, ce qui n’est pas toujours bien perçu par les managers.

Il y a en effet un réel décalage de perception entre le management et les collaborateurs sur cette question. Aux Etats-Unis, une étude menée par Francesca Gino, de la Harvard Business School, sur 3000 employés de différentes entreprises, démontrait que 70% d’entre eux rencontraient des freins lorsqu’ils souhaitaient poser des questions au sein de leur entreprise. Et seulement 24% disaient avoir la possibilité d’être curieux à leur travail régulièrement.

Une autre étude menée par la chercheuse a également démontré que les Chief Learning Officers et Chief Talent Development Officers étaient réticents à mettre en place des programmes de développement de la curiosité car ils avaient peur que les personnes soient plus difficiles à manager lorsqu’elles seraient libres de poursuivre leurs propres intérêts et que cela ralentirait les prises de décisions en provoquant des conflits internes.

Une troisième étude a également montré que les personnes intégrant une entreprise restreignaient de plus en plus leur curiosité au fur et à mesure qu’elles évoluaient dans l’entreprise : on observait une réduction de la curiosité de près de 20% après six mois dans l’entreprise.

Ces travaux de recherche démontrent qu’il existe toujours un rapport ambigu à la curiosité en entreprise. Si d’un côté on donne l’impression d’encourager cette compétence, de l’autre on impose des limitations très bien perçues et internalisées par les collaborateurs. Et tandis que la période de découverte de l’entreprise dans les 6 premiers mois est propice à la découverte et à l’exploration, cette curiosité “autorisée” retombe par la suite, par manque de temps et de validation managériale.

De compétence à valeur commune, intégrer la curiosité dans l’organisation

Nous l’avons vu, les entreprises ont tout intérêt aujourd’hui à revaloriser et à autoriser la curiosité dans leur organisation. Voici quelques pistes pour mieux l’intégrer à l’entreprise :

Intégrer la curiosité au sein de la vision de l’entreprise. Pour favoriser le développement de cette compétence en interne, il faut avant tout définir la curiosité comme une valeur commune dans l’organisation et la mettre au centre des préoccupations stratégiques. Lorsqu’elle fait partie intégrante de la vision de l’organisation, les différentes parties prenantes de l’entreprise s’en saisissent et la mettent en place à leur échelle. Pour cela, il faut définir des grandes lignes directrices permettant d’orienter les collaborateurs et leur montrer la voie.

Autoriser les collaborateurs à poser autant de questions qu’ils le souhaitent. Un sujet primordial au sein des entreprises est le fait d’être autorisé à poser des questions. Lorsque l’organisation autorise ses collaborateurs à poser des questions en communiquant clairement sur le sujet et en l’intégrant dans les process, une barrière s’abat et le dialogue devient plus simple. Chez Pixar, les collaborateurs sont incités à poser des questions. Plutôt que de valoriser une réponse, on va la considérer comme génératrice d’autres questions qui vont permettre une amélioration constante. Cela permet lorsque l’on brainstorm autour d’un sujet d’éviter d’émettre des jugements de valeur mais plutôt de favoriser la circulation de nouvelles idées.

Réduire la peur du jugement dans l’organisation. Faire preuve de bienveillance et de pédagogie auprès des collaborateurs. Lorsque quelqu’un ne comprend pas un sujet, l’essentiel est de guider cette personne plutôt que de l’ignorer ou la prendre de haut. Valoriser les collaborateurs qui posent des questions et s’expriment sur des sujets, c’est aussi ne pas les décrédibiliser lorsqu’ils élèvent la voix mais plutôt valoriser leur prise de parole.

Identifier et recruter des profils curieux au sein de l’organisation. Nous l’avons vu, il n’y a pas qu’un seul type de profil lorsque l’on parle de curiosité. Certaines personnes peuvent avoir une curiosité « sociale » tandis que d’autres seront tournées vers la résolution concrète de problèmes. Connaître les différents profils qui existent permet de poser de meilleures questions en entretien pour déceler les bonnes personnalités à recruter. Cela permet également de recruter une meilleure diversité de profils pour compléter l’éventail de compétences en interne.

Pousser le top management à être curieux des collaborateurs et remettre l’organisation en question en permanence à travers des audits et sondages en interne. Nous l’avons remarqué dans cet article et dans les différents audits que nous avons pu mener chez nos clients : il y a souvent un réel décalage de perception des réalités entre le management et les collaborateurs. Pour vérifier et mesurer cet écart, il est important de poser des questions régulièrement à ses collaborateurs sur le sujet et ajuster la stratégie en fonction. Dans les années 2000, en prenant ses fonctions de directeur à la BBC, Greg Dyke a souhaité faire le tour de ses différentes équipes pour leur poser deux questions : « comment pourrait-on améliorer votre expérience à la BBC » et « comment pourrait-on améliorer l’expérience des téléspectateurs ». En s’inspirant des réponses récoltées, il a ajusté les process de l’entreprise et a réduit les coûts administratifs de l’organisation de 40%.

Définir un temps dédié pour la sérendipité et le développement de projets. Certaines entreprises ont compris l’importance de laisser davantage de liberté à leurs collaborateurs pour apprendre, explorer et découvrir. Des entreprises comme Google ou ManoMano en France permettent à certains de leurs employés de consacrer une partie de leur temps à des projets personnels liés à l’entreprise. Attention cependant à ne pas en demander trop de la part des collaborateurs et à bien fixer les temporalités autour de ces initiatives pour limiter le stress.

Encourager la rencontre entre les collaborateurs de différents services. Encourager par tous les moyens possibles la curiosité sociale des collaborateurs en favorisant les rencontres: en encourageant les one to one entre des personnes d’équipes différentes, en organisant des séminaires mêlant différents services, en organisant des sessions « lunch and learn » sur un thème précis… L’idée étant de rassembler des équipes qui ne se parlent pas habituellement afin de créer des connexions et de favoriser la génération de nouvelles idées.

Mettre la formation et le développement personnel des collaborateurs au coeur de la stratégie. Devenir un modèle d’organisation apprenante pour satisfaire la curiosité de ses collaborateurs. Faire preuve de pédagogie pour ne pas décourager la volonté d’apprendre et inciter à découvrir et explorer de nouveaux territoires en proposant divers formats adaptés à chacun. Entamer une réflexion autour du parcours professionnel du collaborateur dans l’entreprise avec celui-ci pour faire en sorte de coller à ses besoins et envies.

Devenir plus curieux à son échelle. Il est important de ne pas voir l’apprentissage de nouvelles compétences et le fait de sortir de sa zone de confort comme une contrainte. Faire preuve d’humilité intellectuelle permet également d’avoir une approche naturellement plus curieuse en considérant qu’il faut toujours creuser un sujet davantage pour le maîtriser. Dans tout métier, il est également essentiel de faire de la veille sur son secteur d’activité pour se tenir à jour et découvrir des bonnes pratiques. Une attitude d’auto-questionnement permanent (pourquoi ? comment ?) peut également aider à ne pas rester en surface et à creuser des sujets davantage. Certains utilisent par exemple la technique des « 5 pourquoi » pour approfondir un sujet.

Il est surtout essentiel de se positionner en permanence dans une situation apprenante. Ne pas abandonner un sujet car « c’est un truc de jeunes ». L’apprentissage permanent est à la fois un avantage pour l’entreprise qui gagne en efficacité, comme pour le collaborateur qui grandit et s’améliore. En s’attachant davantage aux détails, en s’intéressant aux autres, en changeant de regard sur notre rapport à la connaissance, on remet en question nos habitudes et on accélère son évolution. Pour l’entreprise, devenir une organisation apprenante intégrant la curiosité à ses valeurs principales est un moyen de favoriser son adaptation à un monde volatile, incertain, complexe et ambigu. Pour l’individu, c’est une manière de s’épanouir et de ne jamais s’ennuyer au travail.